LES «BAFULIRU» ET LES «BAVIRA»: SONT-ILS EPONYMES OU TOTEMIQUES ?
Dans les territoires du sud du Sud-Kivu en R.D. Congo, il se pose la question identitaire liée notamment à la dénomination et à l’origine des noms de tribus ou de communautés. Cette situation a créé en nous une curiosité scientifique, nous conduisant à examiner non seulement les origines, mais aussi les significations ou les sens attribués à ces noms. Dans le présent article, nous nous intéressons au cas des Bafuliru et des Bavira. Ces noms sont-ils éponymes, totémiques ou fictifs ?
Les Bafuliru habitent essentiellement dans le territoire d’Uvira où ils sont de loin majoritaires. Ils sont dans la région depuis le 17ème siècle [1] et leur ‘territoire identitaire’ est la chefferie des Bafuliru qui, primitivement était dénommée chefferie de Nyamugira [2] . A la création de cette chefferie, elle était constituée par 4 tribus dont les Bahamba, les Barungu, les Bazige et les Banyarwanda populaires aujourd’hui sous le nom de Banyamulenge [3] . Les Bafuliru sont hétéroclites car les groupes qui composent cette ethnie n’ont aucun lien génétique comme précise, d’heureuse mémoire, Bosco Muchukiwa. [4]
A la lumière de la littérature, les Bafuliru sont de diverses origines, il y’en a parmi eux notamment qui seraient venus du Bunyoro en Uganda, [5] d’origine burundaise comme les Bagesera [6] ou encore les Bazige/Bahungu, lesquels adoptèrent le dialecte de Kifuliru pendant la période coloniale. [7] En plus, il y a la tribu de Barungu [8] qui formait primitivement un groupe distinct néanmoins aujourd’hui dissout dans l’actuelle communauté des Bafuliru. Il y a aussi le clan des Balunga qui sont aujourd’hui des Bavira. [9] Parmi les Bafuliru, il y en a aussi qui sont d’origine rwandaise dont les Basozo qui se retrouvent aussi chez les Banyamulenge comme sous-clan des Basegege, un métissage normal pour des communautés qui ont passé des siècles ensemble.
Dans le même ordre d’idées, les Bahamba, clan régnant de la chefferie des Bafuliru, sont d’origine rwandaise, de l’ancien royaume précolonial de Mpororo-Ndorwa [10] qui couvrait géohistoriquement la partie Nord-Est de l’actuel Rwanda jusqu’au lac Rwicanzinge communément appelé le Lac Albert [11] . Le royaume de Ndorwa/Mpororo sera ensuite disloqué en deux parties, l’une devenant rwandaise et l’autre ugandaise. [12] Ainsi, cette version ne contredit -il pas la version selon laquelle les Bahamba des Bafulero sont d’origine Banyindu ? Absolument pas. Comme le confirme Moeller, la lignée royale des Banyindu est d’origine rwandaise ; elle constitue aussi la source ancestrale des Bahamba chez les Bafuliro et des Banyembale du clan de Bashingishe chez les Bazibaziba et des Na Luinja. [13]
Dans le même sens, Jean-Pierre Chrétien ajoute que les Bahamba sont d’origine Bacumbi issus eux-mêmes de Bashambo, encore populaires au Rwanda aujourd’hui. Ils sont devenus et pris le nom de « Bafulero ». [14] En outre, Jean Hiernaux, dans son étude anthropologique entre les Tutsi du Rwanda, Tutsi de l’Itombwe/Banyamulenge et les Bafuliru conclut que les Banyamulenge sont plus proches des Bafuliru que des tutsi du Rwanda et il le justifie par leurs contact, métissage et des liens de parenté rapprochée due à une longue cohabitation . [15] Et, Hiernaux estime leur cohabitation (Banyamulenge et Bafuliru) à 6 générations en 1954. [16] Néanmoins, une autre raison est que l’étude a été faite dans l’espace géographique de Rurambo, [17] une localité essentiellement habitée par les Bashambo notamment : Abagorora dont (Abasizana, Abatuganyi, Abahenda et Abakinagiza), Abasinzira et Abadahurwa. Ainsi, si nous associons ces clans des Banyamulenge avec l’histoire des royaumes claniques précoloniaux, ils sont issus du royaume de Ndorwa [18] et partagent les mêmes clans et les mêmes origines avec les Bahamba (lignée royale des Bafuliru). Enfin, il y a aussi le clan de Bahembwe chez les Bafuliru qui etaient des Banyamulenge du clan des Basegege. Ils vivent majoritairement à Nyakabere et partout dans la plaine de la Ruzizi et sont devenus des Bafuliru [19] .
Quant à l’origine du nom de « Bafuliru », il signifierait en Kinyarwanda « molle » et, selon la tradition orale, il serait donné par le roi du Rwanda lors d’une visite dans la région suite à une attitude peu élégante qu’il aurait observée chez eux. [20] Néanmoins, nous n’avons pas une autre source afin de pouvoir la confronter avec les recherches de Mushonio. Toutefois, le nom a subi beaucoup de modifications à la faveur d’un glissement sémantique, passant successivement de Bafurero à Bafuliru en passant par Bafulero.
Ainsi donc, les Bafuliru est une ethnie hétéroclite, composée des tribus aussi variées que multi-originaires. Le nom de « Bafuliru » n’est ni éponyme ni totémique car, ils n’ont pas un même ancêtre, n’est pas tiré d’un animal sacré culturellement ni attaché à une culture végétative comme cela est le cas chez plusieurs autres groupes. Il ressort de ce qui précède que le nom de « Bafuliru » est fictif ; il tirerait son origine de circonstances particulières comme hypothétise Mushonio, soit d’un autre contexte qui reste encore à définir.
Le nom de « Bavira » et ses origines
Les Bavira est l’une des tribus/communautés vivant dans le territoire d’Uvira, lequel porte le nom de cette même tribu/communauté. Ils seraient arrivés les premiers dans la région vers le 17ème siècle [21] avant les Bafuliru, les Banyamulenge et les Babembe. Cependant, ils occupaient la région qui s’étend de la haute Sange jusqu’à la rivière Shanza (Sandja) dans l’Ubembe [22] . Le nom de « Bavira » signifie littérairement « les gens de palmier à huile » [23] et ils s’appelaient les « Banyanga » [24] et ont changé en « Bavira » en référence à la culture des palmiers à huile qui aurait marqué pendant longtemps leur activité agricole.
Selon Bosco Muchukiwa, les Bavira étaient constitués par 3 clans dont les Benelenge, les Bazoba et Balunga qui n’avaient pas tous un lien commun de parenté. Et, les liens entre ces 3 clans qui constituaient primitivement les Bavira se sont consolidés au fil des années, par les faits de groupement et pour avoir vécu et partagé les mêmes expériences et mêmes évènements historiques [25] .
Dans son étude, Weis présente les Bazoba comme une tribu/communauté à part entière. Selon lui, les Bazoba sont un peuple riverain et pécheur et ils ont précédé ceux qui allaient devenir les Bavira dans la chefferie. [26] Il parle, également des Twa (pygmées) qui sont dans le pays d’Uvira depuis les années 1650 et qui sont les premiers occupants néanmoins, fondus dans les races bantoues notamment dans les Babembe et les Bavira [27] . Pour sa part, Butuku Basire, dans son travail de fin d’étude, cité par Muchukiwa, indique également que les Bavira n’étaient pas un groupe homogène [28] pour appartenir à un arrière-ancêtre commun. Effectivement, le clan de Balunga est d’origine Bafuliru comme nous l’avons mentionné dans la section précédente alors que les Bazoba est une communauté qui n’a aucun lien parental avec les Banalenge qui semblent être les ‘vrais’ Bavira. L’Abbé Karolero Byashoni cité par Muchukiwa ajoute aussi qu’il y a certains Bavira qui seraient de souche Baluba. [29]
Enfin de compte, le nom de « Bavira » n’est pas éponyme car, il ne tire pas son origine d’un ancêtre commun. Plutôt, c’est un nom totémique car, il tire son origine à un végétal, à savoir le palmier à huile qu’ils cultivaient. Les « Bavira » ont changé la dénomination tribale de « Banyanga » au « Bavira », ce qui est sociologiquement normal comme disent G. Prunier et J.-P. Chrétien [30] .
Conclusion
Au regard de l’histoire, les Bafuliru sont de diverses origines. Notamment, certains sont d’origine burundaise dont le clan de Bahungu/Bazige et celui de Bagesera ; d’autres sont issus du Rwanda entre autres le clan de Basozo qui partagent le même nom avec les Basozo chez les Banyamulenge (le sous-clan de Basegege). En outre, il y a les Barungu fondus dans les Bafuliru, les Babunga qui sont à la fois Bavira et Bafuliru ; les Bahamba qui sont d’origine Banyindu mais aussi seraient des Bashambo d’origine rwandaise, etc. Ce faisant, le nom de « Bafuliru » n’est ni éponyme car, ils ne partagent pas un ancêtre commun ni totémique car, ils ne tirent pas son origine ni d’un animal sacré ni d’un végétal. Le nom de « Bafuliru » serait plutôt fictif car il tirerait son origine d’un contexte circonstanciel.
Quant aux « Bavira » ils s’appelaient primitivement les « Banyanga », ce qui signifie les « gens des palmiers » en référence à leur métier de cultivateurs des palmiers à huile. Ils sont originairement constitués de 3 tribus à savoir les Banelenge, Bazoba et Balunga, sans lien parental les unes aux autres. Ainsi, le nom de « Bavira » n’est pas ancestral (éponyme), mais plutôt totémique.
Ainsi alors, la dénomination des ethnies, tribus ou communautés peut changer ou change pour diverses raisons comme la fragmentation sociale, le groupement, le glissement sémantique, la convenance du moment, le temps, et le contexte. Ce changement est tout à fait normal car « les ethnies ont une histoire » pour reprendre Gerard Prunier et Jean-Pierre Chrétien.
Par David Munyamahoro Banoge
Chercheur Indépendant
Indiana, le 18/octobre/2025
BIBLIOGRAPHIE
J.-P. Chrétien, L’Afrique des grands lacs, deux mille ans d’histoire, Collection historique, Aubier, Paris, 2000.
A.Kagame, Un abregé de l’ethno-histoire du Rwanda, éd. Universitaires du Rwanda, Butare 1972.
Gasipari Simpezwa, Ingoma i Rwanda, éd.regie de l’imprimerie scolaire, Kigali 1992
A.Moeller, Migrations bantous, Librairie Falk fils, 22 rue des Paroissiens, Bruxelles, 1933.
Bosco Muchukiwa, Territoires ethniques et territoires étatiques, éd.L’Harmattan, 2006
Jean Hiernaux, Note sur les tutsi de l’Itombwe, Bulletins et mémoire de la société d’anthroplogie de Paris, 1965.
Le pays d’Uvira, Etude de géographie régionale sur la bordure occidentale du lac Tanganika, Rue de Livourne, 80A, Bruxelles 5, 1959.
G.Prunier et J.-P.Chrétien; Les ethnies on tune histoire, éd.Karthala, 2003.
Joseph Mutambo;Les Banyamulenge, Imprimerie Saint Paul, Limette/Kinshasa, mars 1997
[1] Bosco Muchukiwa, Territoires ethniques et territoires étatiques, éd.L’Harmattan, 2006, page 13(Muchukiwa situe la presence des Bafuliru dans la region et ne donne aucune autre reference scientifique et ne fait aucun exercice généalogique pour estimer la période).
[2] Bosco Muchukiwa, Idem, page 15
[3] Bosco Muchukiwa, Ibidemdem, page 16
[4] B. Muchukiwa, Ibidem,page 18
[5] A.MOELLER, Möeller, Les grandes ligne des migrations des Bantous, Bruxelles, Librairies Falk fils, 22, Rue des Paroissiens, 22, 1936, page 136.
[6] Joseph Mutambo;Les Banyamulenge, Imprimerie Saint Paul, Limette/Kinshasa, mars 1997
,page 37
[7] B. Muchukiwa ; page 17
[8] B.Muchukiwa;page 18
[9] B.Muchukiwa; page 16
[10] J-P. Chrétien, L’Afrique des grands lacs, deux mille ans d’histoire, Collection histoirique, Aubier, Paris, 2000, page 75
[11] Jean-Pièrre Chrétien;pages 126 et 95 & A.Kagame, Un abregé de l’ethno-histoire du Rwanda, éd. Universitaires du Rwanda, Butare 1972, page 42
[12] Gasipari Simpezwa, Ingoma i Rwanda, éd.regie de l’imprimerie scolaire, Kigali 1992, page 113
[13] A.Moeller, Migrations bantous, Librairie Falk fils, 22 rue des Paroissiens, Bruxelles, 1933, page 120
[14] J.J.Chrétien; page 75; A.Moëller, op.cit.page 136 & B.Muchukiwa ;page 18.
[15] Jean Hiernaux, Note sur les tutsi de l’Itombwe, Bulletins et mémoire de la société d’anthroplogie de Paris, 1965, page377
[16] Jean Hiernaux, op.cit.; page 366 et 377
[17] Jean Hiernaux; page 361
[18] Alexis Kagame;page 42
[19] Olivier X, mufuliru qui prefère l’anonyme de son nom de la famille pour sa securité. Interview accordé le 22/mai/2022,
[20] Mushonio ; « le mariage et son impact économique :cas de bafulero, monographie indedite CIDEP, Kisangani, 1890 »; cité par Mutambo, op.cit., page 34.
[21] G.Weis; page 142
[22] A.Moellerci; page136
[23] J-J. Chrétien; page 140
[24] G.Weis; page 137
[25] B.Muchukiwa; page 20
[26] G.Weis; page 142
[27] G.Weis; page 141
[28] B.Muchukiwa; page 20
[29] B.Muchukiwa, Idem, page 20 (en bas de page)
[30] G.Prunier et J.-P. Chrétien; Les ethnies ont une histoire, Ed. Karthala, 2003, page 30
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